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28.05.21
Interview Alain Damasio
Interview Alain Damasio

Alain Damasio

Musique et littérature, le futur c’est aujourd’hui

On dit d’Alain Damasio qu’il est difficile à rencontrer, difficile à « attraper » et pour cause il n’a pas de portable, pas de pages sur les réseaux sociaux et il a écrit un livre qui s’appelle Les Furtifs. Alors cette rencontre s’est faite par papiers interposés : nous lui avons envoyé nos questions et il nous a fait parvenir ses réponses à l’écrit. Il y avait quelque chose de trépidant à attendre ses mots et à en découvrir la musique une fois seuls.

C’est à partir de ce livre, Les Furtifs, que s’est construit le concert-lecture Entrer dans la couleur, programmé à la Cordo le 15 janvier. Un concert où Alain Damasio lit et où Yann Péchin, guitariste d’Alain Bashung entre autre, joue.  L’occasion parfaite de parler des liens entre littérature et musique.

 

 

Les Furtifs est un roman de science-fiction où des êtres du même nom sont à la fois végétaux, minéraux, interagissent constamment avec le vivant et surtout avec les sons et les vibrations. La musique pour vous, est-elle une manière d’être « véritablement » vivant ? 
Pour un écrivain, la musique a une fonction d’incarnation, de mise en vibration et en chair de ce qui n’est dans nos livres que des lignes noires sur des pages blanches. Bien sûr, un livre puissant est toujours vivant, mais il lui manque la matérialité des corps dans un espace et la vibration d’un  instrument, d’une voix, sa propagation, son impact. La musique hausse le niveau d’intensité du vivant, oui, indiscutablement.

 

Dans Les Furtifs, chaque personnage a son style, un son particulier, comme un orchestre a différents instruments et vous avez déjà accompagné vos romans de bande-son. La littérature et la musique sont-ils logiquement liés pour vous ?
De tous les arts, la musique est sans doute le plus naturellement relié au littéraire. Parce que la syntaxe fonctionne comme un rythme, les assonances suscite des cadences, les phonèmes portent chacun un timbre spécifique dont la musicalité est évidente dès qu’on met en voix le texte. À mes oreilles, la voix n’est qu’une radio, un amplificateur de l’onde que la phrase met en résonance sur la ligne. Mais sans elle, la plupart des gens n’entendent pas vraiment ce qui se passe dans une phrase, là où ça rompt, accélère, stoppe, repart.

 

Quelle place a la musique dans votre travail d’écriture ? Ecrivez-vous en écoutant de la musique et si oui, quels artistes vous accompagnent ? 
J’ai longtemps écrit en musique avant d’en devenir incapable car la concurrence rytmique de la phrase fait que ça me perturbe si la musique joue pendant que j’écris. Mon rythme en est pollué et je prèfère éteindre. Mais dans les pauses, j’ai des morceaux qui me boostent ou des musiques qui vont imprimer une direction émotionnelle, par exemple la mélancolie de The Cure ou le rock roulant et sourd de The Jesus and Mary Chain.  J’écoute surtout du rock et de la new wave des années 80.

 

Est-ce que la mise en musique de ce roman et donc la création d’Entrer dans la couleur se sont imposées comme une évidence ? 
Oui, c’était assez « obvious » pour moi. C’est un roman dont les êtres sont de chair et de sons, naissent du son, ont un ADN sonore propre. Difficile de ne pas chercher à l’incarner !

 

Comment avez-vous abordé le rapport à la scène et le travail de la voix pour Entrer dans la couleur ?
Avec Yan Péchin, nous avons joué sept ou huit mois à l’instinct pendant la tournée des libraires et des festivals de livre : lui dispose d’une carrière déjà colossale où l’improvisation est un principe moteur, il peut s’adapter à tout, moi je débutais et j’étais sur un principe de lecture qui me laissait paradoxalement beaucoup de liberté, mais qui barrait un peu le rapport au public avec cette coupure physique du pupitre, le regard sur les feuilles, etc. Quand on a décidé de lancer une « vraie » tournée de rock fiction, en salle, j’ai voulu passer à un stade supérieur et atteindre un niveau pro. J’ai travaillé avec deux metteurs en scène, l’un sur le choix des textes et l’interprétation, l’autre me coachant sur la présence scénique, le fil rouge du concert, la mise en lumière et en scène, la vidéo. Ça a été très exigeant et très passionnant aussi. Je carbonise beaucoup plus de concentration et d’énergie sur scène depuis, mais je crois que le public voit désormais un vrai spectacle, original, avec un univers rare.

 

 

Comment avez-vous collaboré, avec Yan Péchin ? 
Yan est peut-être l’un des derniers guitar hero français. J’ai une admiration énorme pour lui parce qu’il joue avec ses tendons, les cordes sont des nerfs chez lui, il est totalement à bloc dans chaque concert, il improvise et varie sans cesse, te surprend, te décale, t’oblige à une écoute de chaque instant. Surtout, c’est un intuitif total, tu ne peux pas discuter rationnellement des textes avec lui, il écoute tes inflexions, ta gniaque, ta douceur, tes ruptures et il joue en fonction de ça. Le texte est sa partition mais au-delà, ce sont les nuances de la voix qui le guident et c’est très impressionnant la subtilité avec laquelle il sait répondre à mes humeurs.

 

Vos livres s’intéressent à la question de la réalité augmentée, de la technologie. Faire des concerts, monter sur scène face à un public, est-ce pour vous une manière de revenir à une réalité à vivre ensemble ? 
Complètement. Le spectacle vivant, surtout en période de covid, est l’un des derniers micro-monde où quelque chose peut se passer ensemble, lié, fusionné — et développer une réalité commune vécue intensément. J’ai personnellement en horreur les visios, l’absentiel, l’artefacts de relations humaines offert par les réseaux. Ce sont des ersatz, très pratiques, très commodes, mais de simples ersatz. Sur scène, tu as la vérité d’un corps, d’une voix, d’une émotion qui jaillit soudain, tu ne peux pas tricher, reculer, tu es jeté au milieu des regards et tu dois donner tout ce que tu peux. Et ensemble, l’artiste det ceux qui l’écoute, finissent par faire monter un monde.

 

Vous avez écrit La Horde du Contrevent dans le Vercors, quelle importance a cette région pour vous ? Les lieux où vous écrivez marquent-ils votre écriture ? 
Le lieu où j’écris, c’est la chose la plus importante pour moi, la plus décisive. J’ai besoin de lieu isolé, en pleine montagne ou en pleine campagne, j’ai écrit dans le Vercors, le Verdon, sur des îles, en Bretagne, dans la Sainte-Baume, dans les Écrins et le Queyras, partout où je peux randonner et m’ouvrir à la nature. Et être seul avec le livre et mes personnages.

 

Pour finir, cette période si particulière inspire t’elle particulièrement l’auteur de dystopie que vous êtes ?  
Oui, c’est extrêmement riche. La crise du covid aura marqué un moment majeur qui nous fait mesurer à quel point des choses aussi triviales que boire un coup ensemble, aller au resto, partir en concert, sont précieuses et belles. La distanciation sociale nous tue, littéralement. Seuls les liens nous libèrent et nous construisent.